Par
David Richin
Le 30/07/2023 - 11h00
Peu de personnes connaissent l’existence de feu le château royal de Dijon, et encore moins les raisons qui ont poussé les Dijonnais à obtenir la destruction d’un symbole honni. Il faut dire qu’il n’en reste quasiment aucune trace…
Charles le Téméraire, quatrième et dernier duc de Bourgogne, meurt à la bataille de Nancy le 5 janvier 1477. Son grand rival, le roi de France Louis XI, a constamment intrigué pour affaiblir la puissance de l’État bourguignon, indépendant depuis plus d’un siècle – Philippe II de Bourgogne étant devenu le premier duc en 1363. À son apogée sous Charles le Téméraire, cet État intègre duché et comté de Bourgogne, mais aussi les duchés de Lorraine et Luxembourg, les provinces flandriennes, etc.
Louis XI saisit aussitôt l’occasion de le démanteler, en lançant ses troupes à la conquête des duché et comté de Bourgogne, et des Pays-Bas bourguignons. Elles entrent dans Dijon le 12 janvier, malgré les protestations de Marie de Bourgogne, fille unique de Charles le Téméraire. Habile, le roi crée le 18 mars le parlement de Bourgogne. Le 21 avril, Marie épouse le futur empereur du Saint-Empire romain germanique, Maximilien Ier de Habsbourg. Jusqu’à sa mort accidentelle le 27 mars 1482, elle défend ses droits à l’héritage de son père : c’est la « guerre de succession de Bourgogne. » Sur Dijon et ailleurs, les révoltes sont réprimées dans le sang.
À partir de 1478, Louis XI ordonne la construction du château de Dijon, mais aussi de ceux de Beaune et d’Auxonne. S’il les présente comme une mesure de protection des habitants, il s’agit bien de mater toute tentative d’insubordination et de protéger le royaume de l’empire germanique. En parallèle, le roi fait raser plus de 100 châteaux de vassaux félons (dont celui de Dole, capitale du comté de Bourgogne) qui ont résisté à sa reconquête.
Ironie de la chose, Louis XI fait même payer une partie de ses épées à la ville, l’autre étant réglée par le duché. Une fois les plans dressés par l’architecte Moussy de Saint-Martin, les travaux débutent en 1479 sous la houlette de Jehan Norissier. Ils ne s’achèvent qu’en 1512, sous le règne de Louis XII.
Le château est bâti à cheval sur le rempart de 18 tours et 12 portes qui ceinture la ville, entre la porte Guillaume (place Darcy), la tour Poinsard Bourgeoise (proche de l’actuelle rue du Château) et l’actuel hôtel des postes (place Grangier).
De forme trapézoïdale (80 m sur 75 m), il abrite 4 tours d’angle cylindriques et massives (19-25 m de diamètre) : Guillaume et Saint-Martin scrutent la campagne, Saint-Bénigne et Notre-Dame la ville. Elles sont reliées entre elles par des remparts surplombant des fossés, et coiffés de chemins de ronde couverts. S’appuyant sur ces remparts, deux autres en fer à cheval (« boulevards ») sont ajoutés côtés ville et campagne ; ils permettent l’accès une fois le pont-levis franchi.
Dans la cour, de nombreux bâtiments logent les magasins, la chapelle, la garnison, le gouverneur, les canons, armes et munitions. Sous les épaisses courtines (murs), deux étages souterrains sont creusés selon les derniers perfectionnements ; de passage à Dijon, Albrecht Dürer1 aurait reproduit les voûtes de Notre-Dame pour les adapter aux fortifications de Nüremberg. Artillerie, bouches pour les gros et petit calibre (les boulets de fonte remplaçant ceux en pierre), batteries à barbette2 et tir rasant complètent le tout. Enfin, des puits assurent l’approvisionnement en eau potable.
À peine achevé, le château est utilisé lors du Siège de Dijon, du 8 au 13 septembre 1513. Cet épisode, opposant les Français aux Suisses, Allemands et Francs-Comtois, constitue le dernier affrontement de la quatrième guerre d’Italie, initiée par Louis XII. Le rôle de la forteresse s’accentue durant les guerres de religion : les Dijonnais, qui se préparent à accueillir Henri IV, sont canonnés ; des cloches des églises Saint-Bénigne et Notre-Dame sont détruites, avant que le château ne capitule le 30 juin 1595. Les villageois réclament pour la première fois sa destruction, mais Henri IV se contente de raser le château de Talant : Dijon est une ville-frontière, et la forteresse revêt une importance stratégique.
Le scénario reprend lors de la Fronde (1648-1653), succession de révoltes (du Parlement puis des princes) durant la minorité de Louis XIV. En 1651, les Dijonnais restant fidèles au roi, la forteresse acquise au duc de Condé bombarde la ville – faisant une cinquantaine de morts. Elle finit par capituler, mais les Dijonnais n’obtiennent pas sa destruction. Avec l’annexion définitive de la Franche-Comté en 1678, le château perd son rôle militaire…
Au début du XVIIIe siècle, le château devient une prison d’État. Plusieurs « hôtes » illustres y sont incarcérés. Citons notamment : la duchesse du Maine (fille du prince de Condé) en 1718, impliquée dans un complot pour retirer la régence au duc d’Orléans ; le comte Mirabeau en 1776, enfermé pour avoir enlevé sa maîtresse, la jeune marquise de Monnier – il s’évadera ; le chevalier d’éon en 1778, énigmatique diplomate et espion connu pour avoir vécu habillé en homme pendant 49 ans et en femme pendant 32 ans…
Durant la Révolution, il sert de prison aux détenus politiques, souvent de simples suspects comme l’architecte Le Jolivet qui finit sur l’échafaud à Paris. En 1799, le baron Mack, autrichien généralissime de l’armée napolitaine, y séjourne après sa défaite magistrale face à l’armée de Bonaparte (et ce malgré un rapport de force de 60 000 hommes contre 8 000). Face au danger réel d’être assassiné par ses propres troupes, Mack s’est réfugié de lui-même dans le camp français ! Le dernier détenu célèbre est Toussaint Louverture. Ancien esclave nommé capitaine-général de Saint-Domingue par Bonaparte en février 1801, il commet l’erreur d’envahir la partie espagnole de l’île. Bonaparte envoie un corps expéditionnaire, rétablit l’esclavage et en 1802 Louverture est transféré au château de Dijon, avant de mourir au fort de Joux le 27 avril 1803.
Depuis le 28 octobre 1795 (6 brumaire an IV), le château abrite également une caserne de gendarmerie. Il n’en reste pas moins impopulaire, la populations et les municipalités successives demandant sa destruction. Faute d’entretien, l’édifice perd de sa superbe : les tours sont démantelées, les murs se lézardent… En 1810-12, la chapelle est démolie ainsi que le boulevard en fer-à-cheval donnant sur la ville.
En février 1848, la population profite de la troisième révolution française pour se masser devant cette « Bastille bourguignonne », espérant cette fois sa ruine définitive. Mais il n’en est rien, les gendarmes continuent d’habiter les lieux.
La guerre de 1870 ayant transformé l’endroit en chantier de démolition, le célèbre architecte dijonnais Charles Suisse reconstitue le château sur planches en 1876 ; un arrêté de classement est pris… Mais c’est un tollé, notamment des partisans d’une ville moderne et de ses boulevards circulaires. L’arrêté est finalement révoqué le 5 juillet 1887.
Les amis du Vieux-Dijon essaient de convaincre que boulevards et maintien du château ne sont pas incompatibles ; comme l’expose le comte de Saint-Seine, conseiller municipal, ce dernier pourrait être aménagé en jardin public recueillant les vestiges antiques de la ville. Peine perdue, les démolisseurs – Clément-Janin en tête, pourtant amoureux fou du Vieux-Dijon – font passer le projet pour une tendance réactionnaire incompatible avec le progrès, le fameux « débastionnement » de Dijon. Le maire Victor Marchant scelle le sort du château malgré les protestations de la presse parisienne, et même du Times ! La tour Guillaume est abattue en 1891 ; s’ensuivent le boulevard, la courtine de l’est et pour finir, le pavillon d’entrée en 1897.
De nos jours, plus rien ou presque n’évoque le souvenir du château… Ensevelis sous l’hôtel des postes subsistent quelques robustes souterrains. Le reste – bien peu de choses – est exposé au musée archéologique de Dijon, parfois exhumé à l’occasion de travaux de construction ou d’aménagements : des grenades, boulets de fonte et de pierre, trois couleuvrines3 à main, des hérissons4 de Louis XII, une gargouille à tête de lion, un chapiteau et une couronne fleurdelisée, ainsi que quelques plans et gravures d’époque.
Archives municipales de Dijon
Notes de bas de page
1 Né le 21 mai 1471 à Nüremberg, où il est mort le 6 avril 1528, dessinateur, graveur et peintre allemand connu comme théoricien de la géométrie de la perspective linéaire (partie de la perspective qui permet de construire, sur une surface plane, le contour d’un sujet vu depuis un point de vue déterminé).
2 Plateforme d’où l’on tirait le canon à découvert.
3 Ancienne pièce d’artillerie à canon long, qui tire des boulets (de pierre ou de métal).
4 La devise de Louis XII était une figure de Porc-épic avec la sentence Cominus et eminus, signifiant « de près et de loin » car on prêtait alors à ce mammifère des valeurs guerrières, et la capacité de se défendre de près mais aussi de lancer ses piques au loin pour atteindre son adversaire.